L'atelier Bellini
Jean Paris

 

Cet ouvrage propose une relecture approfondie de la peinture vénitienne, à partir de l'Atelier dont le rôle pédagogique et novateur domine la Renaissance. Lieu devenu presque mythique, dont les apports ne cesseront de s'enrichir, de se compléter, de s'entrecroiser, voire de se contredire, du fondateur Jacopo Bellini, graphiste fou de perspectives, à ses deux fils Gentile et Giovanni, si différents en leurs approches, des compagnons de route comme Antonello da Messina, importateur de la technique à l'huile des Flamands, aux élèves devenant maîtres à leur tour : Carpaccio, Giorgione, Titien, mais aussi Sebastiano del Piombo, Cima da Conegliano, Palma Vecchio, etc. Mieux qu'une histoire, il s'agit ici de recomposer des esthétiques à comparer.

Un bref rappel des origines de Venise et de ses traditions héritées de Bysance (mosaïques de Saint-Marc, Pala d'Oro) mène à l'étude d'une première révolution : l'avènement des polyptiques (Paolo et Lorenzo Veneziano), autrement dit de la combinatoire des images. La différenciation graduelle des Ateliers (Vivarini, Bastiani...), obéissant à la rivalité des clans et des familles, va consacrer finalement le plus prestigieux, celui des Bellini, et leurs multiples innovations : influences toscanes, dessins perspectifs, modulations linéaires chez Jacopo - mises en scènes cinématographiques, sens du détail, du quotidien, du documentaire, des gros plans (portraits) aux scènes de masse (liturgies sociales) et décentrement de l'espace chez Gentile - alliance mystique de la lumière et de la couleur, chez Giovanni, au service d'une guète inouïe de la perfection dans tous les domaines : paysages, Madones, retables, portraits, scènes mythologiques...

Les chapitres centraux, illustrés d'abondantes reproductions dont chacune fait l'objet d'une légende et d'une analyse, traitent successivement de ces trois œuvres. Sans méconnaître une anomalie toujours inexpliquée : c'est précisément le "génie de la famille", Giovanni (Giambellino), qui fera figure de paria. C'est à lui, pourtant, que l'Atelier devra de survivre à la mort du père (1471) et d'attirer un nombre sans cesse accru de disciples et de commanditaires.

De Jacopo, élève de Gentile da Fabriano, peu d'œuvres subsistent : essentiellement deux recueils de dessins conservés au Louvre et au British Museum. Ils sont examinés ici sans complaisance, comme les morceaux épars d'une vaste construction restée à l'état de projet. En revanche, son fils Gentile, fort célèbre à Venise, admiré par Charles-Quint comme par le Sultan de Constantinople, apparaît comme un précurseur du cinéma. Les grandes compositions qui ont fait son renom, La Procession de la Sainte-Croix Place Saint-Marc ou Le Miracle de la Sainte-Croix tombée dans le Canal à San Lorenzo, révèlent des intuitions modernistes qui se retrouvent chez Carpaccio : le centre se vide et l'action se répartit à la périphérie. Enfin, c'est à Giambellino que revient sans conteste l'influence majeure : sans son œuvre menée avec une rigueur exemplaire, comme au-delà des drames de sa vie, ni celle de Giorgione ni celle de Titien n'auraient si rapidement trouvé "le lieu et la formule".

De Giovanni Bellini l'œuvre multiple et complexe est ici abordée dans ses grandes catégories. Outre la rivalité avec Mantegna, l'art du portrait, dont surtout celui du Doge Loredan , retient d'abord l'attention. Les tableaux d'autel, du Polyptique de Saint Vincent Ferrier au Tryptique des Frari, montrent un remarquable souci de la structure en fonction des thèmes, et vice versa. Les scènes religieuses, Baptême du Christ, les deux Transfigurations, etc. offrent, elles, une "invention de paysages" qui nourrira ceux de Cima, de Catena, et des Giorgionesques. Mais l'introduction de la "série" celle des Madones - atteste mieux encore le modernisme de Bellini : chacune d'elle met en jeu un double rapport (de la Mère a 1'Enfant, de l'Enfant a la Mère) dont les phases semblent reproduire, d'un point de vue psychanalytique, l'exclusion du petit Giovanni par sa marâtre, Anna Rinversi. Et c'est enfin avec les Allégories , ces "énigmes peintes", que se révèle le projet fondamental de l'Atelier : le refus d'aliéner le signifiant pictural a. un signifié textuel, littéraire ou biblique, c'est-a-dire la "libération de l'image".

Carpaccio comprendra vite l'importance de cette mutation. Si la Légende de Sainte Ursule, longuement étudiée panneau par panneau, comme le cycle de Saint Georges on de Saint Etienne, répondent encore a des commentaires traditionnels, tout en favorisant nombre de détails incongrus, le mystère règne seul dans les toiles inclassables comme Le Jeune chevalier ou les célèbres Courtisanes... Cette "tradition de l'énigme" passe entière chez Giorgione, sous la double influence des sciences occultes et d'un public d'aristocrates féru &inexplicable. La peinture va subir là non seulement, sur le plan technique, une révolution de l'atmosphère et de la couleur, mais un obscurcissement du "sens" propre à nourrir des siècles durant les hypothèses les plus risquées. Trois dossiers seront présents à cet égard dans toute leur foisonnante complexité : Le Concert champêtre, les Trois philosophes et La Tempête... Paradoxalement, enfin, Titien, ex-élève lui aussi de l'Atelier, se détournera longtemps de ces tableaux a mystère, pour satisfaire un public plus prosaïque mais plus déterminant en termes de commandes. En quelques occasions, pourtant, it se montrera aussi capable que Giorgione d'étonner le jugement : L'Amour sacra et l'Amour profane, la Venus d'Urbino... Et c'est enfin dans son grand âge qu'il reviendra, comme en nostalgie de ses commencements, a une "série" mythologique peinte pour Philippe 11 dont la signification prête encore a la controverse, chaque scène pouvant s'interpréter en des sens aussi opposes que le sublime et la paillardise.











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