De la peinture italienne, l'oeuvre primordiale de Giovanni Morelli, est indissociable de la personnalité de son auteur et de l'époque de sa genèse, c'est-à-dire celle d'une aspiration à un renouveau de la pensée et des études dans le domaine de l'histoire de l'art auquel nous sommes toujours redevables.
En effet, avant de se consacrer exclusivement au domaine artistique, Morelli entreprit des études de médecine, puis se spécialisa dans l'anatomie comparée, discipline qui l'incita à fréquenter l'oeuvre de Cuvier, une influence déterminante dans sa démarche novatrice.
Esprit libre, cosmopolite, doué du goût de la spéculation intellectuelle, séduit par la construction de systèmes de pensée, satiriste incisif, et avant tout grand idéaliste, Morelli jouit dans le domaine de l'histoire des études artistiques d'une importance comparable à celle de Freud dans celui de la psychologie, qui d'ailleurs mentionne sa méthodologie comme une influence décisive lors de la rédaction de Moïse et le monothéisme.
Le nom de Giovanni Morelli est lié à une préoccupation devenue, depuis le milieu du siècle dernier, une question centrale, et très souvent conflictuelle, voire obsessionnelle dès lors que le regard sur la peinture a visé à la rigueur scientifique : la question de l'attribution. Dans ce domaine, dans lequel sa formation médicale et son attrait pour les études morphologiques furent donc déterminants, Morelli a été un fondateur et un légiste. Réfléchissant aux problèmes stylistiques, il élabore très rapidement, avec cohérence et rigueur, une méthodologie pour l'investigation et l'analyse qui préfigure de façon très actuelle la sémiologie et l'incite à refuser tout ce qui ne relève pas de l'oeuvre telle qu'en elle-même.
Morelli envisage trois classes de caractères. La première, préalable, étudie la stylistique de la représentation des mouvements du corps humain (forme du visage, disposition des éléments corporels, etc.) La seconde, capitale, analyse les éléments anatomiques et morphologiques (la main — considérée comme élément primordial de la représentation —, le dessin de l'oreille, etc.), ainsi que leur association avec les éléments annexes du tableau, notamment les paysages. La troisième, nettement secondaire pour lui, mais qui a connu la plus grande popularité (et fascinait Freud), considère ce que l'on pourrait schématiquement désigner comme les "tics" de l'artiste (reprise de mêmes thèmes décoratifs dans différentes oeuvres, identité de traitement de mêmes éléments, présence de mêmes objets et répétition de mêmes associations entre eux, etc.), et qui donc révèlent son idiosyncrasie.
A partir de cette grille de lecture, Giovanni Morelli a systématiquement étudié différentes collections — notamment Borghèse eet Doria-Pamphili — et réalisé un immense travail inquisitorial et analytique d'attribution ou de réattribution, rigoureusement illustré par De la peinture italienne , qui l'a amené à imposer ses vues quant à différents tableaux reconnus par lui comme étant de la main de Raphaël, Dosso Dossi, Boticelli, Titien, Paris Bordone, Piero di Cosimo, Giorgone ou Signorelli. Attributions qui, depuis lors, n'ont pas été remises en cause.
Outre son intérêt scientifique évident, De la peinture italienne exerce toujours une influence déterminante sur notre conception de l'oeuvre d'art et demeure donc, à cet égard, un irremplaçable document sur la démarche qui a abouti notamment à la réunion ou à la recomposition des grandes collections publiques telles que nous les connaissons aujourd'hui. Que cet ouvrage fondateur n'ait pas été traduit dans notre langue n'est pas le moindre des paradoxes.
L'édition française consistera en la traduction intégrale de l'ouvrage tel que re-publié en langue italienne par Adelphi en 1991, ainsi que de deux essais adjoints en postface ; l'un de Gustavo Frizzoni, rédigé à l'occasion de l'édition allemande de cette oeuvre, l'autre de Jaynie Anderson (professeur à l'Université d'Oxford), auteur de l'appareil critique de l'édition italienne. La version Adelphi correspond à la troisième édition allemande de l'oeuvre établie par Gustavo Frizzoni, et incorpore de nombreuses additions et modifications apportées par l'auteur avant sa mort et constitue donc l'ultime état de cet ouvrage.
L'auteur
Giovanni Morelli (1816-1891) est né en Italie, d'ascendance suisse et de confession protestante. Après avoir abandonné la pratique de la médecine, qu'il avait étudiée à Munich et Erlangen, et avoir été un ardent acteur du Risorgimento puis l'élu de Bergame à la Chambre durant quatre législatures, il s'est lié au groupe dit de "l'école de peinture de Brera" qui réunissait des personnalités telles que Giuseppe Molteni, l'un des grands théoriciens de la restauration des oeuvres d'art, Luigi Canenaghi, futur directeur de la Pinacothèque de Brera, ou Charles Lock Eastlake, futur directeur de la National Gallery de Londres, dont il devait largement enrichir les collections (notamment sur les conseils de Morelli) et en concevoir la réorganisation.
Giovanni Morelli était une personnalité riche et complexe qui s'abrita, sa vie durant, derrière différents pseudonymes. Pour lui, le "connoisseurship" était un aboutissement de la tradition humaniste.